Aux yeux de Michel Draguet, Directeur du Musée des Beaux-Arts de Bruxelles, le digital ne représente pas une menace pour l’art, mais au contraire un atout précieux. Une technologie qu’il utilise pour remettre au-devant de la scène Bruegel l’Ancien, en vue de son 450e anniversaire, en 2019.

Le numérique ne doit pas être une menace pour les institutions culturelles

« La technologie change la donne au sein des musées », reconnaît Michel Draguet. « Mais avant qu’il y ait un impact sur le monde de l’art, il y a un impact sur la société. » L’ère du Big Data et du coût marginal zéro rebattent les cartes. Le Directeur du Musée des Beaux-Arts prend pour exemple « l’effondrement » puis la « reconstruction » de l’industrie musicale. « On ne peut pas être un acteur de la vie culturelle sans se poser des questions par rapport à cette évolution qui change les habitudes, la manière de percevoir la culture, le patrimoine, le tourisme… »

Dans ce contexte, les institutions culturelles doivent-elles craindre le digital ? « Tout dépend de la manière dont on l’utilise », répond Michel Draguet, pour qui la numérisation des œuvres ne se limite pas à leur simple mise en ligne sur Internet. « Si l’on se dit que le digital est une manière d’une part, de diffuser un savoir et de le rendre spectaculaire, et d’autre part, d’en faire un véritable outil de compréhension du monde, cela a du sens. » En plus de « donner un statut » à la pièce unique, la technologie permet, aux yeux du Directeur, d’insuffler aux visiteurs l’envie de voir l’œuvre originale de leurs propres yeux.

« On parle de la démocratisation de la culture comme d’une obligation de transposer l’art directement auprès de l’individu là où il se trouve, ce qui induit une consommation de l’œuvre d’art qui peut être risquée pour sa conservation. » Michel Draguet imagine plutôt se rendre certes au contact de l’individu, mais avec « toutes les techniques actuelles que nous possédons et en toute sécurité pour l’œuvre », en l’ouvrant notamment à la copie. Ce sujet, qu’il qualifie de tabou aujourd’hui, lui rappelle pourtant les pratiques du XIXe siècle. « À cette époque, les artistes ne voyaient pas la Grèce ou la Chapelle Sixtine mais des copies identiques, dont la fonction n’était pas de remplacer l’originale, mais d’en être un « support à la connaissance. » Une tâche qui désormais incombe au digital, et qui nécessite pour le Directeur de « réinventer un discours sur l’art, qui utilise ce que permet la technologie » : un moyen d’aller vers la compréhension de l’artiste et de l’œuvre. « Cela peut être spectaculaire, du divertissement, un moment d’hédonisme, de plaisir, mais toujours avec un contenu qui spécifique. »

450e anniversaire de Bruegel l’Ancien : coup de jeune 2.0

Pour concrétiser sa vision de la relation entre l’art et le digital, Michel Draguet choisi l’approche du 450e anniversaire de Bruegel l’Ancien. Hors de question pour le directeur d’imposer au panneau de chêne peint : « La chute des anges rebelles », un voyage dans une caisse, un camion, ou de lui faire supporter le choc d’un décollage en avion. Bruegel l’Ancien voyagera, mais grâce au numérique, à l’Institut Culturel Google, et à la société ENGIE.

« Google nous a proposé toute une palette d’outils », détaille le Directeur, qui en cite notamment deux. Le premier : la « gigapixelisation », qui permet de zoomer en ultra haute définition sur les détails des œuvres. Le Marat assassiné compte parmi les premiers tableaux à être « gigapixelisé » au sein du Musée des Beaux-Arts de Bruxelles. Un succès qui pousse Michel Draguet à « étendre le catalogue », en créant un réseau de l’ensemble des musées possédant des Bruegel et en gigapixelisant toutes ces œuvres. Cette possibilité de zoomer à l’extrême, permet au musée de jouer avec l’autre outil de Google : la réalité virtuelle. « Plusieurs œuvres sont présentées de manière immersive, mettant en valeur la gigapixelisation. » Pas besoin de lunettes de réalité virtuelle, « très onéreuses », pour entrer au sein du tableau en 3D. Google propose ses cardboards, des lunettes pliables qui s’utilisent avec un smartphone, et qui permettront de « toucher un plus large public, notamment les jeunes. »

L’autre projet phare en vue du 450e anniversaire de l’artiste : la Bruegel Box, un espace dédié à des expériences immersives au sein du musée, mise en place en partenariat avec ENGIE. Sur les murs qui la composent, sont projetés les résultats de deux années de travail d’une chercheuse sur « La chute des anges rebelles ». Les équipes du Musée des Beaux-Arts de Bruxelles ont scénarisé ces nouvelles informations, de manière à les rendre visibles. Images et textes cohabitent en huis clos sur les murs de la Bruegel Box.

Les résultats positifs de ces dispositifs digitaux se font déjà ressentir. Lorsque les visiteurs sortent de la Bruegel Box, un plan du musée les redirige vers les tableaux. « Nous nous sommes rendus compte que la fréquentation de l’œuvre augmente par le biais du numérique ! » Les chiffres en témoignent : en 2015, le Musée des Beaux-Arts de Bruxelles enregistre au total 760 000 visiteurs. Fin 2015 les attentats de Paris, puis ceux de Bruxelles en 2016, provoquent un effondrement de 40% de la fréquentation. « Nous venions à peine de lancer l’expérience Bruegel… », se souvient Michel Draguet. Le seul département épargné par la baisse de fréquentation ? « À notre grande surprise, le département d’art ancien. Autrement dit les 40% manquants ont été compensés par un public qui est venu pour l’expérience digitale. »

Re-sanctuariser le patrimoine pour honorer sa mission d’institution culturelle

Le Directeur du Musée des Beaux-Arts de Bruxelles en est convaincu, le spectacle offert par le digital est un avant-goût de la véritable émotion qu’est la découverte du tableau original. « Une expérience du temps », où le visiteur est confronté à un objet d’un demi-millénaire qui lui parle encore. « C’est cette expérience qu’il nous faut protéger et valoriser grâce au digital. » Parmi les prochains projets du musée Michel Draguet en mentionne deux : Le premier, la scénarisation d’une rétrospective Bruegel, qui pourra être présentée au sein de lieux non-muséaux, montrant l’artiste dans sa diversité, et la réalisation d’objets en copie 3D, inspirés d’une idée d’exposition sur le pharaon Toutankhamon. Le second projet, une évolution en 2019 de la Bruegel Box « qui se changera en une expérience Bruegel, installée dans le quartier des Marolles au sein d’une maison imprégnée de l’esprit du XVIème siècle. » L’actuelle Bruegel Box deviendra un lieu d’immersion voué aux chefs d’œuvres du musée.

Si l’utilisation du numérique permet aux amateurs d’arts, aux curieux des quatre coins du monde, d’admirer à la fois le musée de Bruxelles et le travail de Bruegel, Michel Draguet s’en dit « très heureux. » Et si cela permet à de donner envie aux jeunes habitants de quartiers sensibles de se rendre au musée, « cela signifiera que la technologie aura rempli son contrat de démocratisation de l’œuvre d’art », poursuit Michel Draguet. « Il est important d’aller vers la digitalisation et de re-sanctuariser le patrimoine comme une valeur dont nous ne sommes en fait que les dépositaires et pas les propriétaires. »